Montrer le chemin vers le développement et le progrès en partageant le savoir-faire pour permettre aux pays en voie de développement de tirer les leçons de la réussite économique japonaise, telle est la philosophie de la coopération japonaise. C’est pourquoi la formation des ressources humaines figure parmi les priorités de l’aide publique au développement du Japon. «L’Agence japonaise de coopération internationale (Jica) accorde une importance particulière à la valeur de l’appropriation. Le pays doit se développer lui-même. Et notre agence fournit de l’aide à son développement tout en respectant cette appropriation», dévoile, dans ce cadre, M. Ueno Shuhei, le nouveau représentant résident de la Jica Tunisie. Dans cet entretien, Ueno revient sur les principales activités de la Jica depuis son implémentation en Tunisie, en 1975, mais aussi sur la nouvelle vision de la Jica qui se base essentiellement sur la croissance qualitative et la sécurité humaine. Il nous parle également du rôle de la Jica dans la mise en œuvre des objectifs de la Ticad.
Quelle est la spécificité de la Jica en tant qu’organisme d’aide au développement ?
La Jica est une agence japonaise de coopération bilatérale, un des plus grands organismes d’aide bilatérale du monde à soutenir le développement socioéconomique des pays en développement. L’exemple de la réussite économique du Japon est notre fer de lance. Pour cela, notre travail se focalise sur l’appropriation. En effet, le Japon était aussi un pays en voie de développement, il y a 200 ans. Et après la Deuxième Guerre mondiale, l’économie japonaise a été complètement détruite. Mais le Japon a su se développer grâce à l’esprit d’appropriation : on a appris beaucoup des pays européens, dans les domaines des technologies, de la gouvernance et en termes de système politique, et on s’est développé rapidement. C’est pour cela que la Jica accorde une importance particulière à la valeur de l’appropriation. Le pays doit se développer lui-même. Et notre agence fournit de l’aide à son développement tout en respectant cette appropriation. C’est l’une des spécificités de la Jica. L’infrastructure est un autre point spécifique de l’agence.
C’est un domaine de prédilection de la coopération japonaise avec les pays en voie de développement, comme la Tunisie. Si on regarde les statistiques par exemple, de l’Ocde, on peut déduire que la Jica alloue des budgets conséquents aux infrastructures. Cela est vrai pour les différentes expériences, que ce soit au Japon ou dans les pays d’Asie. Après la Deuxième guerre mondiale, le Japon a utilisé les fonds de la Banque mondiale pour construire les chemins de fer et plusieurs autres infrastructures, et cela a contribué à notre développement économique. Aussi en Asie, en Thaïlande, en Indonésie, aux Philippines… on a financé, dans le cadre de la coopération, beaucoup de projets d’infrastructures qui constituent vraiment la base du développement économique. Nous misons également sur les ressources humaines et c’est une autre spécificité de la Jica, parce qu’on s’est basé sur l’expérience japonaise. Tout comme la Tunisie, le Japon ne dispose pas de ressources naturelles. L’éducation a toujours été une priorité absolue au Japon. Chacun de nous comprend, à partir de notre expérience, que les ressources humaines sont la clé du développement. Il s’agit d’un domaine très important sur lequel nous axons notre coopération avec les pays en voie de développement. Chaque année, une vingtaine ou une trentaine de Tunisiens se rendent au Japon pour acquérir de nouvelles connaissances. Même au niveau de la coopération financière, nous accordons beaucoup d’importance aux ressources humaines. C’est- à-dire qu’on essaie de transférer la technologie depuis le Japon vers les pays en voie de développement, en formant des personnes qui acquièrent les savoirs. Actuellement, la nouvelle vision de la Jica porte sur deux points importants. Tout d’abord, la croissance qualitative, même si je viens d’expliquer que l’infrastructure est importante. Mais nos activités ne sont plus uniquement concentrées sur l’infrastructure, mais il faut penser aussi en termes d’environnement, de droits humains. C’est pour cela qu’aujourd’hui, on parle du concept de la croissance qualitative. Second point, c’est la sécurité humaine. C’est un concept qui vise chaque individu, et qui est similaire au concept d’appui aux ressources humaines que je viens d’expliquer. Ce sont là deux principaux points sur lesquels nous misons. Il est possible d’ailleurs, de voir plus de détails sur le site web de l’agence, à savoir le : https://www.jica.go.jp/french/about/mission.html, qui reflètent la vision du Japon en matière de développement économique.
La Jica est présente en Tunisie depuis 47 ans. Quel bilan faites-vous des activités de l’agence depuis son implémentation sur notre sol ?
Nous sommes présents en Tunisie depuis longtemps. Je pense que la coopération a contribué au développement de la Tunisie, à travers la réalisation de plusieurs projets. Nous avons accordé à peu près 40 prêts qui ont servi pour financer plusieurs projets d’infrastructures importants pour le développement de la Tunisie, tels que le Pont Radès-La Goulette. Nous sommes ravis de contribuer au développement de la Tunisie à travers plusieurs projets que nous avons financés. Notre appui ne se limite pas aux infrastructures. Durant toutes ces années, nous avons contribué au développement des ressources humaines tunisiennes. Grâce à la coopération japonaise, plus de 1.600 Tunisiens ont pu connaître davantage le système japonais et les secrets de la réussite économique du Japon. J’espère que ces personnes, qui ont visité le Japon, ont pu bénéficier des leçons apprises, parce que je pense que c’est l’une des clés du développement. Notre rôle est d’appuyer le développement de la Tunisie, bien sûr avec des financements, des dons, de la coopération technique… Mais le plus important c’est que la Tunisie puisse se développer grâce à ce savoir-faire.
Comment voyez-vous le choix de la Tunisie, en tant que pays hôte de la Ticad 8?
Le Kenya est le premier pays africain qui a accueilli la Ticad en 2016. La Tunisie est le second pays d’Afrique qui va abriter la Ticad, cette année. L’Afrique est un continent qui se caractérise par la diversité : le Kenya est un pays qui se situe au Centre de l’Afrique de l’Est, alors que la Tunisie est un pays d’Afrique du Nord. Choisir la Tunisie en tant que pays africain qui abrite cette conférence internationale permet d’avoir un regard différent sur la Ticad et reflète l’importance de la Tunisie. D’abord géographiquement, la Tunisie jouit d’une position unique, elle est proche de l’Europe, elle fait partie de la région Mena et appartient au continent africain. Dès lors, plusieurs possibilités s’offrent à travers la Tunisie. L’ambassadeur du Japon à Tunis, Son Excellence Shimizu Shinsuke, l’a déjà affirmé : «La Tunisie est un portail de l’Afrique». C’est une passerelle grâce à laquelle les entreprises japonaises peuvent accéder aux pays africains. Et je pense que ce choix profite également à la Tunisie.
Je suis en Tunisie depuis un an et demi, et je trouve que les possibilités de développement de la Tunisie se basent sur deux points: sa position géographique et ses ressources humaines. J’espère que la Tunisie profite de cette occasion offerte par la Ticad pour stimuler ses échanges économiques avec d’autres pays africains. Car le marché tunisien est de petite taille et avec l’Accord de libre-échange continental africain, il y aura plus de possibilités pour les entreprises tunisiennes de développer leurs activités grâce aux échanges avec d’autres pays africains. C’est une bonne opportunité pour la Tunisie, qui lui permet de renforcer ses relations avec les autres pays d’Afrique.
Quel rôle joue la Jica dans la réalisation des objectifs de la Ticad 8? L’événement est-il plus centré sur le secteur privé?
Depuis la Ticad 5, l’aspect du secteur privé est devenu important. Mais la Ticad est une conférence sur le développement de l’Afrique. Donc, le secteur privé est important comme moteur de croissance économique, mais la Ticad n’est pas cantonnée à cet aspect. Il y a toujours des discussions, sur le côté social, la paix et la stabilité. Donc globalement c’est une conférence de développement. On discute avec les leaders des pays d’Afrique les points importants qui concernent le développement du continent. Et à la base de ces discussions, chaque participant et surtout le Japon lancent les actions identifiées ou bien nos contributions au continent Afrique. Et plus de 80% des actions menées par le Japon seront exécutées par la Jica, dans les domaines de l’économie, la société, la paix et la stabilité. Donc la Ticad est une conférence où on discute des défis de l’Afrique. Le Japon annonce, en conséquence, les actions à prendre pour les prochaines années, et la Jica exécute la plupart des actions. Par exemple, lors de la Ticad 4 en 2008, le Japon s’est engagé à augmenter la production du riz dans le continent africain. Depuis 2008 et durant dix ans, la Jica a travaillé avec 30 pays africains et avec d’autres partenaires, et on est arrivé à doubler les quantités de riz produits.
On essaie, actuellement, de doubler les quantités encore une fois, à l’horizon 2030. C’est juste un exemple des actions qui ont été décidées lors d’une précédente Ticad. Il y a d’autres actions qui ont été prises comme les chantiers de développement de corridors dans le continent africain pour désenclaver les petits pays qui n’ont pas d’accès à la mer. La Tunisie est, d’ailleurs, un point de départ du corridor trans-maghrébin et nous avons prévu, dans ce cadre, des projets de construction de corridor trans-maghrébin entre Gabès et Médenine. Donc, pour la Jica, la Ticad est un mécanisme qui permet de concrétiser les objectifs de coopération entre le Japon et les pays d’Afrique.
En plus de cela, à chaque Ticad, nous organisons des événements en parallèle. Cette fois-ci, nous allons organiser 26 événements qui se tiendront en ligne et qui porteront sur plusieurs sujets, notamment l’infrastructure, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé… Toutes les informations relatives à ces événements sont disponibles sur le site web, et on peut s’inscrire à distance. Ce sont des événements ouverts à tout le monde. Ils se dérouleront en langue anglaise avec une traduction française. Notre rôle est aussi d’enrichir les débats et les discussions autour de la Ticad et de faire participer tous les acteurs concernés, notamment les organisations internationales, les ONG, les représentants gouvernementaux. Ces événements commencent le 22 et se terminent le 26 août.
Comment évaluez-vous l’état d’avancement de la réalisation des objectifs et des projets annoncés lors des Ticad précédentes ?
Tous les trois ans on revient sur ce qui a été réalisé et, en fonction de cela, on planifie nos objectifs pour les prochaines années. Il faut rappeler que ce n’est pas uniquement la Jica qui met en œuvre les actions annoncées. Il y a d’autres partenaires qui s’y engagent. Par exemple, lors de la Ticad 7, qui a eu lieu en 2019 à Yokohama, on a lancé la «ABE Initiative for youth». C’est un programme pour les jeunes Africains pour obtenir un diplôme de Master au Japon et faire un stage dans une entreprise japonaise. On s’est fixé l’objectif d’atteindre 3.000 jeunes bénéficiaires jusqu’à 2024, et jusqu’à l’année dernière le nombre des bénéficiaires n’a pas dépassé les 552. Donc, il y a encore du travail à faire. Autre exemple des engagements qu’on a pris, c’est de former 140 mille personnes dans l’objectif de diversifier les industries. Pour ce faire, soit on invite le personnel au Japon ou bien on organise des sessions de formation en Afrique. Jusqu’à l’année dernière, plus de 304.756 personnes ont été formées sur trois ans, et là, nous avons dépassé les objectifs fixés.
Les objectifs de la Ticad 8 ou des ébauches de projets sont-ils déjà identifiés?
Les objectifs et les projets seront déterminés lors de la Ticad 8. Mais, au mois de mars dernier, une réunion ministérielle consacrée à la Ticad et présidée par notre ministre des Affaires étrangères, M. Yoshimasa Hayashi, s’est tenue à Tokyo. Lors de cette réunion, on a abordé plusieurs sujets, comme le développement économique après le Covid, l’importance de la sécurité alimentaire et le développement économique en Afrique, après la guerre en Ukraine.
Est-ce que la crise Covid et le déclenchement de la guerre en Ukraine ont impacté les priorités de la Jica en Tunisie ?
La crise Covid s’est déclenchée en 2020 et nous avons mis en œuvre des projets pour aider la Tunisie à sortir de la crise pandémique. Nous avons fait don d’un séquenceur d’ADN à l’hôpital Charles Nicolle, de Tunis qui sert à analyser les variantes du Covid. Nous avons également fait don d’équipements pour faciliter le travail à distance et améliorer la formation à l’Institut supérieur des technologies médicales de Tunis (Istmt). Les travailleurs de santé formés par l’Istmt jouent un rôle important dans la prestation de services de santé dans les hôpitaux dans la lutte contre le Covid.
Quels sont les secteurs sur lesquels la Jica va miser en Tunisie dans le futur ?
Pour la Jica il y a deux domaines prioritaires. Premièrement, l’infrastructure et les ressources humaines, qui sont nécessaires pour le développement économique. Notre deuxième priorité c’est l’amélioration de la vie pour réduire la disparité régionale. Nous sommes en train de mettre en œuvre, mais aussi de planifier des projets à l’avenir dans ces deux domaines prioritaires. Par exemple, cette année, comme la Tunisie va abriter la Ticad 8, nous allons entamer deux formations régionales, dans les domaines de la santé et de l’environnement. Ces formations régionales vont bénéficier à des officiels issus de plusieurs pays d’Afrique. La Jica va organiser ces formations de concert avec des institutions tunisiennes. Ce projet est vraiment la concrétisation de l’esprit de la Ticad. Ainsi, le Japon et la Tunisie travaillent ensemble pour contribuer au développement des pays d’Afrique. Nous avons également entamé d’autres projets. Il s’agit d’un expert Kaizen appliqué au domaine de la santé. Les projets de coopération Kaizen sont mis en œuvre en Tunisie depuis 10 ans.
C’est un concept qui vise à améliorer la productivité, ou bien la compétitivité des entreprises tunisiennes. Le concept n’est pas appliqué uniquement au Japon, mais plusieurs pays l’ont déjà expérimenté au niveau de leurs hôpitaux et ils ont pu réduire les infections et améliorer l’efficacité des travailleurs de santé dans les établissements sanitaires. L’hôpital Abderrahmane Mami à l’Ariana a expérimenté le concept de Kaizen et Ineas, qui est une agence tunisienne spécialisée dans le domaine de la santé et a déjà évalué cet essai, et on a récolté de bons résultats. La Jica a décidé d’envoyer un expert japonais pour appuyer cette initiative afin de la généraliser aux autres hôpitaux. On va commencer le projet cette année. En ce qui concerne le Kaizen dans le domaine de l’industrie, après 10 ans de coopération, nous avons pu former près de 100 formateurs tunisiens qui enseignent le concept Kaizen aux entreprises tunisiennes. Maintenant, nous sommes en train de discuter des prochains projets avec la Tunisie. Alors, cette année, nous discutons pour commencer un nouveau projet sur Kaizen et nous allons envoyer un expert Kaizen au ministère de la Santé.
Par ailleurs, nous sommes en train de réaliser actuellement une étude pour voir comment on peut protéger le barrage de Sidi Salem, qui est un barrage très important, puisqu’il alimente toute la région du Grand-Tunis. La pérennité de ce barrage est menacée par l’entassement des sédiments. Et sans rien faire, je pense que la capacité de retenir l’eau deviendra environ la moitié dans 30 ans. Donc, l’étude que nous sommes en train d’élaborer est importante, puisqu’il
s’agit d’une ressource vitale d’eau. Nous avons également d’autres études que nous réalisons en partenariat avec l’Onas, et dont l’objectif est la mise en place d’une station d’épuration d’eau à Gabès. En effet, il y a quatre projets de coopération technique dans divers domaines, qui sont déjà approuvés et qui attendent l’exécution. Pour le secteur de l'industrie, nous sommes en train d’élaborer un nouveau projet concernant Kaizen. S’agissant du secteur de l’eau, un projet dont l’objectif est d’améliorer les réseaux vieillissants de la Sonede. L’entretien des ponts fait aussi l’objet d’une coopération technique. Et le quatrième domaine, c’est l’électricité. Le gouvernement tunisien vise à introduire les énergies renouvelables dans le mix énergétique. Mais pour introduire les énergies renouvelables, il est important de renforcer aussi les systèmes du réseau électrique, surtout pour introduire de l’énergie solaire.
Votre message pour la Tunisie qui accueille la Ticad dans quelques jours?
La Ticad 8 est un grand événement, mais aussi c’est une grande opportunité pas seulement pour le Japon et l’Afrique, mais surtout pour la Tunisie. Il faut profiter de cette opportunité pour accroître les échanges économiques et renforcer les relations avec les autres pays africains. Et comme c’est un événement de développement, j’espère que beaucoup de Tunisiens s’intéressent aux défis de développement du continent africain et j’espère que le Japon et la Tunisie travaillent ensemble, bien sûr, pour le progrès de la Tunisie, mais aussi pour le développement du continent africain.